Le mot de Nadine Denize

Les extraits musicaux que vous trouverez dans ce coffret constituent pour moi un témoignage émouvant de mes quelques quarante années de carrière.

Non que ces extraits suscitent chez moi la moindre nostalgie, mais parce qu’ils ont été réunis en grande partie grâce à la fidélité de ceux, amis, professionnels et mélomanes de tous les continents, qui ont conservé ces traces de mon passage dans le paysage lyrique. Je suis profondément touchée par ce très beau lien que la musique a créé entre nous au fil des années.

La présente sélection s’essaye à rendre compte du répertoire que j’ai privilégié. Elle est fondée certes sur la qualité des chefs, des orchestres et des partenaires, mais le premier des critères qui a présidé à mes choix, a été la force théâtrale de l’extrait. Je n’ai jamais oublié que l’opéra est aussi – d’abord – du théâtre, et que le spectateur n’y recherche pas une froide exécution formatée dans le goût de l’époque, mais avant tout la manifestation d’une intensité dramatique. Il attend avec ferveur que se réalise cette alchimie unique entre une oeuvre et des interprètes née d’un travail acharné, avant et pendant les répétitions, conjugué à un engagement total lors de la représentation.

Cet engagement, je le revendique comme une valeur essentielle pour une chanteuse ou un chanteur. Le chant lyrique n’a jamais été pour moi un métier, mais un mode de vie. Rien n’a plus compté pour moi que le jour de la représentation ou du concert vers lequel était concentrée toute mon énergie.

Certes, cette exigence a sans doute contribué à me tenir éloigné d’une certaine forme de célébrité tapageuse, que ce soit dans la version « old fashion » de la capricieuse cantatrice ou dans celle, plus actuelle, de la diva en basket. Mais j’avais délibérément opté pour la voie du travail obstiné et persévérant. Une conception sans doute héroïque – « pharaonique » a écrit un critique – conforme aux rôles auxquels ma voix me prédestinait. Je peux dire aujourd’hui que cette approche quasi monacale du chant m’a apporté beaucoup de joie et une plénitude que je souhaite de tout coeur à ceux qui sont aujourd’hui mes élèves.

Les noms de mes partenaires durant les deux premières décennies de ma carrière internationale nourriront la nostalgie des aficionados de l’art lyrique des années soixante-dix aux années quatre-vingt-dix. Cependant, je ne me livrerai pas à des considérations sur une prétendue décadence de l’art lyrique. J’ai moi-même vécu des mutations dont j’eus parfaitement conscience, comme la fin de la souveraineté du chanteur au profit du chef d’orchestre puis du metteur en scène. Là aussi, j’ai privilégié le travail d’équipe au service de l’oeuvre. Je n’ai jamais refusé d’emblée une idée de mise en scène aussi incongrue, voire inconfortable, qu’elle m’ait parue au premier abord.

En revanche, je plaide avec force pour que les jeunes chanteuses et chanteurs soient écoutés, guidés, conseillés et surtout distribués sur les scènes françaises et étrangères. En un mot, pour que leur soit accordée une considération qui leur est souvent refusée par certains professionnels. Je n’oublie pas que ma carrière, jusqu’alors hexagonale, a pris son envol international en 1974 grâce à la confiance de Rolf Liebermann qui m’a littéralement propulsée sur la scène du Palais Garnier pour interpréter Kundry. Et comment ne pas être reconnaissante envers Birgit Nilsson, ma « marraine » professionnelle, pour ses encouragements ?

Ces illustres parrains, et d’autres encore, m’ont donné un élan qui s’est prolongé par plus de 1600 représentations, concerts et récitals, 50 rôles scéniques et 30 partitions de concert en une demi-douzaine de langues, donnés dans une vingtaine de pays, dans une centaine de salles de concert et de théâtres lyriques dont les plus prestigieux au monde.

J’ai eu la satisfaction de démontrer qu’il était possible, sans être allemande, de chanter avec succès Wagner et Richard Strauss devant un public germanique.

Beaucoup de souvenirs exceptionnels et d’émotions artistiques fortes me reviennent en mémoire en écrivant ces lignes : Walküre à Orange sous la direction de Rudolf Kempe, le Requiem de Verdi à Aix avec Monserrat Caballé, le dernier Tristan de Jon Vickers à Chicago, bien d’autres encore… Mais je préfère, plutôt que de les énumérer, vous laisser découvrir les documents sonores et audiovisuels qui sont la trace d’un art éphémère mais qui a rempli ma vie d’un bonheur que je souhaite vous faire partager.

Nadine Denize

Nadine Denize ou l'absolue sincérité

Pour une grande voix, il n’y a pas de petits rôles, sauf quand on débute très jeune. Tout juste sortie du Conservatoire, Nadine Denize était engagée à vingt ans dans la troupe de l’Opéra de Paris. Malgré des moyens vocaux qui s’annonçaient exceptionnels, pas question à cet âge de courir les risques inhérents aux premiers emplois très lourds. Cette sagesse, Nadine Denize allait d’ailleurs toujours la garder comme ligne de conduite, ce qui explique la magnifique longévité d’une carrière de plus de quarante ans.

La jeune cantatrice n’eut pourtant guère longtemps à attendre. Deux ou trois ans d’apprentissage de la scène avec des rôles quand même gratifiants comme Mercedes aux côtés de la Carmen de Jane Rhodes dans la mythique production de Raymond Rouleau et elle faisait d’éclatants débuts officiels sur la scène du Palais Garnier en Marguerite dans une autre production historique : la Damnation de Faust de Berlioz mise en scène par Maurice Béjart. Suivaient immédiatement Cassandre dans les Troyens puis Charlotte de Werther.

La voie était ouverte, le chemin tout tracé. Intelligente, lucide, Nadine Denize comprit que, malgré le souhait de son professeur, l’illustre Germaine Lubin qui l’aurait bien vue en Isolde ou en Brünnhilde, c’était dans le répertoire des grands mezzos lyriques qu’elle s’épanouirait le mieux. Le champ d’action était vaste, car la cantatrice, très douée pour les langues, devait se révéler aussi à l’aise en allemand qu’en italien, en russe et même dans certaines langues d’Europe centrale. Timbre riche, charnu, toujours lumineux, même dans les teintes cuivrées requises par Fricka, Waltraute, ou Brangæne, rôles où elle triompha sur les plus grandes scènes du monde, cette voix était aussi capable de lancer vaillamment les aigus triomphants de Kundry, autre personnage fétiche de la cantatrice. Cette égalité d’émission, cette ampleur capable de franchir tous les orchestres, cette vaillance naturelle soutenue par un authentique tempérament théâtral l’imposèrent aussi en Eboli de Don Carlos, y compris devant le public si difficile de la Scala de Milan.

Évoquer la carrière de Nadine Denize, revient vite à énumérer les personnages les plus marquants du répertoire de mezzo, de Carmen à Marina de Boris Godounov, d’Octavian du Chevalier à la Rose à Néris dans la Médée de Chérubini, sans parler des multiples Fricka, Brangæne, Kundry, Marguerite ou Charlotte, avec comme partenaires les plus grandes voix de ces années dorées, Birgit Nilsson, Jon Vickers, Leonie Rysaneck, Régine Crespin, Alfredo Kraus, Neil Schikoff, James King, Martina Arroyo, Siegfried Jerusalem, Theo Adam, Luciano Pavarotti, entre autres, tant au théâtre qu’au concert. Tout aussi grandiose serait l’énumération des chefs et des théâtres, avec quelques jalons inoubliables comme cette Geneviève dans Pelléas et Mélisande sous la baguette d’Herbert von Karajan.

Mais ce genre de liste, aussi glorieuse et significative qu’elle soit, ne suffit pas à décrire ce qu’est la personnalité d’une telle artiste. Bien plus passionnée par la musique que par la gloire médiatique recherchée par tant d’autres, consciente de tout ce que le clinquant de certaines carrières avait de superficiel et le plus souvent d’éphémère, Nadine Denize ne se soucia guère de collectionner les interviews ni les passages aux journaux télévisés. En revanche, comment oublier son engagement absolu, implacable dès qu’elle entrait en scène, au concert comme à l’opéra ? La voix, parfaitement en place, communiquait une émotion profonde par sa nature même et sa musicalité, déroulant son propos dans un phrasé souple, de manière impérieuse mais toujours sensible. Etait-elle sujette au trac ? Difficile de le savoir tant l’interprète s’investissait immédiatement dans la musique lui incombant au concert et dans la caractérisation du personnage qu’elle incarnait au théâtre.

Elle n’avait pas à craindre la rivalité des puissantes images voulues par un Béjart qui révolutionnait la Damnation de Faust. Son attaque de « d’amour l’ardente flamme » enchaînait sur le sublime solo de cor anglais avec une élégance magique, mais incroyablement humaine, confirmant que la voix est bien le plus bouleversant des instruments. On pense aussi aux appels de Brangaene du second acte de Tristan, traversant la nuit, planant, enveloppant tout, vous hantant longtemps après qu’ils se soient tus. La fureur et l’affolement désespéré du « O don fatale » de Don Carlo, prenaient avec elle la dimension d’une grande tirade de tragédie, avec d’incroyables changements de couleurs, de climats.

À partir de dons exceptionnels, Nadine Denize avait eu l’intelligence et la modestie de savoir discerner dès le début de sa carrière ce qu’elle pouvait apprendre des illustres aînés qu’elle côtoyait, sans rien perdre de sa propre personnalité et, surtout, sans surmener l’instrument superbe que la nature lui avait donné et dont le travail lui avait permis de posséder une totale maîtrise. Elle sut ensuite aborder, au fil des ans, les rôles qui convenaient à l’évolution de ses moyens, sans imprudence, mais en allant toujours de l’avant.

La France après l’avoir largement reconnue comme appartenant à l’élite vocale internationale, ne lui fit pas assez longtemps la place qu’elle méritait. Mais ce n’est pas un cas exceptionnel. C’est même une triste habitude. Nos plus grandes voix, nos plus grands chefs, souvent nos plus grands instrumentistes, connaissent une gloire plus permanente ailleurs que chez nous. Ceux qui ont entendu Nadine Denize au Palais Garnier, Salle Favart, au Festival d’Aix-en-Provence, salle Pleyel ou dans de nombreux opéras de nos régions, puis si souvent à l’étranger, n’en gardent que davantage le souvenir de moments privilégiés, précieux, où une interprète magistrale, aussi intègre qu’inspirée, savait les conduire au coeur mystérieux de certaines des pages les plus puissantes de l’histoire de la musique.

Gérard Mannoni